« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 16 août 2025

Les aventures de Barbie à Noisy-le-Sec


Qui pouvait imaginer que le film Barbie de Greta Gerwig serait un jour censuré ? Daté de 2023, il avait pour objet de redorer les finances de Mattel en présentant la célèbre poupée sous un jour nouveau d'icône féministe. Le film n'avait donc aucun contenu de nature à justifier une interdiction. Et pourtant le maire de Noisy-le-Sec, Olivier Sarrabeyrouse (PCF) a annulé la projection gratuite qui devait se dérouler dans sa ville le 8 août.

Lors d'une conférence de presse, l'élu a justifié sa décision en invoquant des "agressions verbales" dont ont été victimes les agents municipaux chargés de mettre en place l'écran géant et les éléments logistiques indispensables à l'évènement. Une dizaine de jeunes hommes ont vivement reproché au film de faire «l’apologie de l’homosexualité» et de « porter atteinte à l’intégrité de la femme». L'élu a porté plainte contre X, et une enquête est ouverte par le parquet de Bobigny pour menace, violence ou acte d’intimidation envers un chargé de mission de service public. Sur le plan pénal, le maire de Noisy-le-Sec a parfaitement rempli son rôle. 

Le problème essentiel réside dans l'annulation de la projection, qui pose des questions juridiques plus sérieuses qu'il n'y paraît.

 

La liberté d'expression cinématographique

 

Certes, le cinéma est une industrie et Barbie l'illustre parfaitement, puisqu'il avait pour but de relancer les ventes d'une entreprise de jouets. Mais ce n'est pas qu'une industrie, c'est aussi une liberté. Dans sa célèbre décision d'assemblée du 24 janvier 1975, Société Rome Paris Films, le Conseil d'Etat affirme qu'une décision de restreindre la diffusion d'un film doit résulter de "l'absolue nécessité de concilier les intérêts généraux dont le ministre a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, et notamment la liberté d'expression". La décision se réfère à la police spéciale du cinéma, créée par l'ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée au code du cinéma et de l'image animée. 

Elle met en place un régime d'autorisation, qui prend la forme d'un visa d'exploitation accordé par une Commission de classification rattachée au ministère de la culture. Celle-ci a le choix entre plusieurs propositions : autorisation pour tous publics, interdiction aux mineurs de moins de douze, seize ou dix-huit ans (dans ce dernier cas, la Commission peut aussi décider que le film sera diffusé dans le circuit particulier des films pornographiques) et enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion. La Cour européenne des droits de l'homme, à propos du système britannique sensiblement équivalent, a considéré, dans un arrêt du 25 novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni que ce système ne portait pas atteinte à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression.

Sans doute est-il inutile de préciser que le film Barbie a obtenu son visa d'exploitation pour tous publics. Il ne serait venu à l'idée de personne d'interdire un film largement destiné aux enfants, et à ceux qui le sont restés. Il convient donc de revenir à la décision du maire de Noisy-le-Sec.

 


 Barbie. Greta Gerwig. 2023

 

Un retrait, pas une interdiction 

 

En l'espèce, la nature juridique de la décision du maire de Noisy-le-Sec n'est pas clairement définie. Contrairement à ce qu'affirment les médias, il ne s'agit pas réellement d'une interdiction puisque c'est la municipalité elle-même qui était à l'origine de la projection. Il s'agit donc du retrait de la décision de projeter le film. Peu importe que cette décision ait ou non été formalisée dans un acte administratif. Le juge administratif déduit souvent l'existence d'un acte de l'évidence de son exécution, permettant ainsi la recevabilité du recours. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 27 novembre 2000, déduit ainsi des bouquets déposés sur la tombe du maréchal Pétain au nom du Président de la République, François Mitterrand au moment des faits, que ce dernier avait bien pris la décision de la fleurir. Dans le cas de Barbie, situation plus anecdotique, on peut déduire qu'un acte est à l'origine de la déprogrammation du film.

Qu'il s'agisse d'une interdiction ou d'un retrait, cette distinction n'a d'intérêt que pour affirmer ou écarter la recevabilité d'un éventuel recours. Mais sur le fond, il est clair que l'acte a, en tout état de cause, pour conséquence de porter atteinte à la liberté d'expression cinématographique. 

 

Le pouvoir de police du maire

 

Bien entendu, cette liberté n'est pas absolue et le pouvoir de police générale du maire peut conduire à une interdiction, à la condition toutefois que la projection porte atteinte à l'ordre public, condition issue de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, mise en oeuvre à l'époque à propos de la liberté de réunion.

Dans l'arrêt Société des Films Lutetia du 18 décembre 1959, le Conseil d'État déclare qu'une atteinte à l'ordre public peut résulter "du caractère immoral du film et de circonstances locales". Sur ce point, la jurisprudence est très datée. C'est ainsi qu'en 1960, une soixantaine de communes avaient cru bon d'interdire Les Liaisons dangereuses de Roger Vadim. La jurisprudence était alors quelque peu impressionniste. Le Conseil d'État avait annulé la plupart des interdictions, mais en avait admis quelques unes, par exemple à Lisieux, ville marquée par la pratique régulière de pèlerinages, ou à Senlis, en raison de l'existence de "nombreuses institutions pour jeunes filles".

Aujourd'hui, cette jurisprudence bien datée a heureusement évolué, et le tribunal administratif de Bordeaux, dans un jugement du 13 février 1990, estimait déjà que la diffusion de La dernière tentation du Christ à Arcachon n'était pas de nature à justifier une interdiction. Les élus locaux ont désormais plus ou moins renoncé à interdire un film, d'autant que les spectateurs peuvent toujours aller le voir au cinéma de la commune d'à côté ou sur une plateforme de diffusion.

En l'espèce, il est particulièrement évident que le retrait prononcé par le maire est très difficilement compatible avec une jurisprudence de plus en plus libérale. 

D'une part, il est un peu délicat de considérer Barbie comme un spectacle "immoral", même si c'était manifestement ce que pensaient les jeunes hommes qui ont interpelé les agents municipaux chargés d'organiser la projection. Voir dans Barbie «l’apologie de l’homosexualité» et « l'atteinte à l’intégrité de la femme» est sans doute le reflet de convictions religieuses qui n'ont rien à voir avec l'ordre public. C'est ainsi que le droit positif autorise la dissolution d'associations qui refusent l'égalité entre l'homme et la femme, et que ce fondement peut aussi justifier un refus d'octroi de la nationalité. A cet égard, céder à ces revendications revient à les tolérer. 

D'autre part, il est évident que les conditions des jurisprudences Benjamin et Société des Films Lutetia ne sont pas remplies, car l'atteinte à l'ordre public n'est pas telle qu'il soit impossible d'assurer la sécurité de la projection. L'élu lui même a reconnu que les critiques, purement verbales, sont le fait d'une "dizaine de jeunes hommes". Dans ces conditions, il est clairement possible de prévoir quelques forces de police pour renforcer la sécurité du spectacle. La Cour européenne des droits de l'homme rappelle ainsi, dans sa décision Ulusoy c. Turquie du 3 mai 2007 que la liberté d'expression théâtrale est protégée par l'article 10 de la Convention selon lequel "Toute personne a droit à la liberté d'expression". 

Au cinéma ou au théâtre, la liberté d'expression doit donc être privilégiée, en toutes circonstances. Bien entendu, on peut comprendre que l'élu local a eu peur, peur de violences d'une partie de la population pratiquant une religion de manière particulièrement obscurantiste, peur peut être aussi de la réaction des agents municipaux confrontés à ces "jeunes hommes" menaçants. Certes, mais la peur n'évite pas le danger, et céder aux pressions n'est jamais une solution. On ne doute pas que l'élu va engager une nouvelle réflexion sur le sujet, et reprogrammer Barbie. Et on espère que ces "jeunes hommes" si critiques viendront le voir... Il paraît que Barbie est devenue féministe.

 

 

La liberté d'expression cinématographique  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 3 § 1 B

mercredi 13 août 2025

La "loi Philippine" victime du Conseil constitutionnel


Personne n'a oublié la jeune Philippine, étudiante de dix-neuf ans, tuée à l'automne 2024 par un Marocain déjà condamné pour viol et faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire (OQTF). L'émotion suscitée par cet évènement est à l'origine de la "loi Philippine", visant à faciliter le maintien en rétention des personnes condamnées pour des faits d'une particulière gravité et présentant de forts risques de récidives. Dans sa décision du 7 août 2025, le Conseil constitutionnel censure partiellement ce texte, jugeant disproportionnée l'allongement possible à 210 jours de la rétention administrative avant éloignement des étrangers condamnés pour une infraction grave ou dont la présence sur le territoire constitue "une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public".

La décision n'a pas provoqué beaucoup de réactions, en quelque sorte cachée par celle sur la loi Duplomb, rendue le même jour.  Elle mérite pourtant que l'on s'y attarde.

 

Les dispositions validées

 

Observons d'abord qu'une bonne partie de la loi est validée. Le Conseil admet ainsi le relevé d'empreintes digitales et la prise de photographies lorsque l'étranger est placé en rétention. Ces pratiques ont pour objet d'identifier les étrangers concernés et elles sont conformes à la finalité de lutte contre l'immigration irrégulière. 

De même admet-il le placement en rétention des demandeurs d'asile. Cette fois, il s'agit de corriger une première censure du Conseil intervenue par une QPC du 23 mai 2025. Il sanctionnait alors le placement en rétention d'un demandeur d'asile en raison d’une menace à l’ordre public ou d’un risque de fuite, décision prise en dehors de toute procédure d'éloignement, et donc en dehors en dehors de la procédure contradictoire qui l'accompagne. Dans la loi Philippine, le législateur ne change pas la norme, mais impose une motivation plus substantielle de la décision de rétention. La menace pour l'ordre public doit être caractérisée et suffisamment grave pour justifier une privation de liberté. Le Conseil valide ainsi la rétention des demandeurs d'asile, à la condition qu'elle soit motivée au cas par cas. On comprend que cette motivation a aussi pour objet de permettre au juge d'exercer son contrôle des motifs.

 


Astérix chez les Goths. René Goscinny et Albert Uderzo. 1963 

 

La rétention des étrangers

 

En ce qui concerne la rétention, la loi Philippine étendait largement la durée de rétention de 210  jours auparavant limitée aux personnes condamnées pour des faits liés au terrorisme. La loi se proposait d'appliquer cette durée aux étrangers ayant déjà purgé leur peine ou non pénalement condamnés pour des infractions graves, ainsi que ceux remis en liberté par le juge, le temps de l'appel du ministère public ou de l'administration.  

La rétention des étrangers n'est pas une procédure nouvelle. Elle est mise en oeuvre lorsque l'administration  veut faciliter l'éloignement d'un étranger qui est sur le territoire. A cet égard, elle ne doit pas être confondue avec le maintien en zone d'attente, qui est utilisé lorsqu'il s'agit d'empêcher l'entrée sur le territoire. Les zones d'attente sont donc placées dans les aéroports, les gares, les ports, voire sur les lieux mêmes de la découverte d’un groupe de ressortissants étrangers.

Les centres de rétention administrative (CRA) sont, quant à eux, répartis sur l'ensemble du territoire. Ils disposent d'une capacité d’accueil de 2188 places. Plus de 40 000 personnes y ont été placées en 2024, soit 16 000 en France métropolitaine et 24 000 outre-mer. Les étranges sont placés dans les CRA dans plusieurs hypothèses. Soit ils sont en situation irrégulière et, visés par une obligation de quitter le territoire (OQTF), ils doivent faire l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière. Soit leur présence en France constitue une menace pour l'ordre public et ils doivent faire l'objet d'une expulsion. Dans tous les cas, ils sont retenus le temps d'organiser leur départ. La longueur des séjours dans les CRA est donc généralement liée à la mauvaise volonté des autorités consulaires des États où ils doivent être renvoyés.

De la loi du 6 juillet 1992 à celle du 26 janvier 2024, les législations se sont succédé à un rythme soutenu et vont dans le sens d’un renforcement constant des possibilités de rétention. La loi présentée comme une sorte de riposte au meurtre de Philippine s'inscrit donc dans un mouvement plus général qui n'a rien de conjoncturel. 

 

Le contrôle de la durée de rétention

 

Dans l'état actuel du droit, la durée de rétention, en dehors des cas de terrorisme, peut aller jusqu'à 90 jours, avec des périodes segmentées au-delà des quatre premiers jours, d'abord 26 jours, puis 30, et enfin deux fois 15 jours. A chaque renouvellement, les conditions deviennent plus rigoureuses, imposant notamment une motivation de plus en plus substantielle. 

 

Dans sa décision du 9 juin 2011, le Conseil constitutionnel avait appliqué à l'étranger qui ne peut immédiatement quitter le territoire le principe issu de l'article 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit pas nécessaire. La loi doit ainsi opérer une conciliation entre ce principe et les nécessités de l'ordre public, ce qui signifie que la mesure de rétention doit être proportionnée à cette finalité. A l'époque, il s'agissait d'une rétention de 180 jours pour les auteurs d'infractions terroristes. Le Conseil avait alors admis la proportionnalité de cette mesure, car elle concernait des personnes condamnées par le juge pénal à une peine d'interdiction du territoire ou qui faisaient l'objet d'un arrêté d'expulsion motivé par ces activités terroristes pénalement constatées. La proportionnalité de la mesure était donc appréciée à la lumière de l'intervention du juge pénal.

 

Dans sa décision du 7 août 2025, le Conseil constitutionnel précise les motifs de sa déclaration d'inconstitutionnalité. D'une part, l'allongement de la durée de rétention s'applique certes aux étrangers condamnés à une peine d'interdiction du territoire, mais elle s'applique à des infractions qui ne sont pas d'une particulière gravité et à des condamnations qui n'ont pas nécessairement un caractère définitif. D'autre part, elle s'applique à des étrangers définitivement condamnés pour des infraction précises, mais l'administration n'est pas tenue d'expliquer dans quelle mesure l'étranger qui a purgé sa peine constitue encore une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public. Sur ce double fondement, le Conseil déclare l'allongement de la rétention à 210 jours disproportionné. Au-delà de cette analyse, on peut se demander si la réticence du Conseil ne s'explique par une tendance à exclure le juge judiciaire de la procédure au profit d'une approche purement administrative. Or, selon l'article 66 de la Constitution, le juge judiciaire est le gardien de la liberté individuelle.

 

Ces motifs peuvent évidemment être discutés, et la décision du Conseil va, comme toujours, être dénoncée comme emportant une atteinte insupportable aux droits du parlement. En réalité, si on lit la décision, on s'aperçoit que le parlement peut parfaitement voter un allongement de la durée de rétention à 210 jours. Il lui est surtout demandé, exactement comme dans la décision du 23 mai 2025 pourtant relativement fraiche dans la mémoire des rédacteurs du texte, de motiver soigneusement une telle mesure. Or, la proportionnalité s'apprécie par rapport à la finalité du texte, et la loi Philippine a été présentée comme ayant pour objet de lutter contre l'immigration irrégulière, pas de lutter contre la criminalité. 

 

Certes, de nombreux discours ont affirmé que si ce texte avait existé au moment des faits, la malheureuse Philippine serait encore vivante. Peut-être son assassin aurait-il été encore en rétention à la date où le meurtre a été commis, mais le problème, une nouvelle fois, était celui de l'obtention des documents consulaires indispensables à son éloignement. Qui peut dire que ces documents auraient été obtenu à l'issue d'un délai de 210 jours ? Si tel n'était pas le cas, il aurait simplement été libéré à l'issue.

 

Reste alors à se poser une vraie question. La lutte contre l'immigration irrégulière passe-t-elle par l'allongement de la durée de rétention, ou par le raccourcissement du délai d'éloignement ? Pour permettre un éloignement rapide, il faudrait pouvoir imposer à certains États le retour de leurs ressortissants. Les hésitations des autorités françaises à l'égard du problème algérien montrent que il n'est pas près d'être résolu, et il est loin de concerner uniquement l'Algérie. C'est ainsi que le Maroc, pays dont l'assassin de Philippine est ressortissant, a accepté en 2024 le retour d'environ 8 % des personnes faisant l'objet d'une reconduite ou d'une expulsion.


La rétention des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 2 § 2 A 

samedi 9 août 2025

La loi Duplomb allégée par le Conseil constitutionnel


La décision du Conseil constitutionnel du 8 août 2025 sur la loi Duplomb visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur était très attendue. D'abord, elle portait sur l'autorisation donnée aux agriculteurs d'utiliser trois pesticides de la famille des néonicotinoïdes, sujet extrêmement sensible car ces produits sont dénoncés par les écologistes comme nuisibles pour l'environnement et la santé. Ensuite, la pression exercée sur le Conseil était particulièrement lourde avec une pétition demandant l'annulation de la loi Duplomb qui, sur le site de l'Assemblée nationale, a recueilli plus 2 100 000 signatures. Enfin, la procédure législative avait été vivement contestée, la majorité présidentielle ayant utilisé la motion de rejet préalable pour empêcher tout débat, alors que l'opposition avait déposé plus de 3500 amendements.
 

Le droit d'amendement

 

Les auteurs de la saisine considéraient que le recours à la motion de rejet préalable par la majorité portait atteinte au principe de clarté du débat et au droit d'amendement. Selon l’article 91, alinéa 5, du règlement de l’Assemblée nationale, la motion de rejet préalable a pour objet « de faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles », ou « de faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer ». L’adoption de la motion entraîne le rejet du texte à l’encontre duquel elle a été soulevée. C'est ce qui s'est passé en l'espèce, et la loi est finalement le produit des travaux d'une commission mixte paritaire.

Le Conseil constitutionnel refuse de voir dans l'utilisation de cette procédure par la majorité une atteinte au droit d'amendement. Son analyse est simple, peut-être un peu trop. En effet, le droit d'amendement des parlementaires est prévu par l'article 44 de la constitution, et la motion de rejet par le règlement de l'Assemblée. Pour le Conseil, les règlements des assemblées parlementaires n'ayant pas eux-mêmes valeur constitutionnelle," leur seule méconnaissance ne saurait avoir pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution".

L'analyse s'arrête là, et elle est très courte. En effet, les parlementaires requérants n'invoquaient pas une méconnaissance de l'article 91 alinéa 5 du règlement, mais contestaient les conséquences de son utilisation sur le droit d'amendement et le principe de sincérité et de clarté des débats qui, tous deux, ont valeur constitutionnelle.

En l'espèce, il n'est contesté par personne que la procédure de l'article 91 alinéa 5 a été mise en oeuvre pour court-circuiter le débat parlementaire sur les amendements déposés. Il ne s'agissait donc d'une motion de rejet préalable par laquelle une opposition de circonstance met fin à l'examen d'un texte, mais plutôt d'une motion destinée à accélérer son adoption sans débat autre que celui qui se déroule devant la commission mixte paritaire. Or, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 13 octobre 2005 affirme que le principe de sincérité et de clarté du débat parlementaire est une garantie nécessaire au respect de l'article 6 de la Constitution, selon lequel "la loi est l'expression de la volonté générale". 

On aurait pu espérer que le Conseil donne au moins un début de réponse au moyen ainsi développé. Il pouvait estimer que l'obstruction parlementaire que constitue le dépôt d'un grand nombre d'amendements justifie l'usage de cette procédure. Il pouvait aussi considérer au fond qu'elle ne portait pas atteinte au droit d'amendement. Mais il était sans doute délicat d'adoption une formulation aussi nette, qui aurait conduit les commentateurs à se demander si le droit d'amendement n'était pas désormais réduit au droit de déposer un amendement sans espoir qu'il soit jamais débattu. 

Pour le moment, la question demeure un peu marginale, mais qu'en sera-t-il si cette pratique de la motion de rejet devient systématique ? On sait que, le 2 juin 2025, la même utilisation de l'article 91 al 5 du règlement de l'Assemblée a permis le renvoi en commission mixte paritaire de la proposition de loi visant à faciliter la construction de l'autoroute A69. De toute évidence, en l'absence de majorité solide, la motion de rejet risque de devenir un instrument de plus en plus utilisé. 

Il offre en effet une alternative intéressante au vote bloqué de l'article 44 alinéa 3. Celui-ci exige en effet une vraie majorité dès lors qu'il est subordonné à une décision du gouvernement, qui demande un vote sur l'ensemble ou sur une partie d'un texte en discussion en ne retenant que les amendements que le Gouvernement a proposés ou acceptés. La motion de rejet est beaucoup plus souple et permet finalement à la majorité gouvernementale de faire passer un texte en s'appuyant sur l'opposition...

 


 La batteuse. André Lhote. 1910

 

Les néonicotinoïdes

 

Sur le fond, la décision est très nuancée. Elle valide ainsi la dérogation concernant l'usage des produits phytopharmaceutiques, ainsi que le droit pour les industriels du secteur de donner des "conseils" aux exploitants. De même se borne-t-elle à un simple réserve d'interprétation à propos des méga-bassines, bénéficiant désormais d'une présomption d'intérêt général majeur. Cette présomption doit en effet être réfragable, c'est-à-dire que cet intérêt général doit pouvoir être discuté devant le juge.

Mais la décision apporte aussi une satisfaction non négligeable aux parlementaires écologistes en censurant l'article 2 de la loi qui permettait de déroger par décret à l'interdiction d'utiliser des produits contenant des néonicotinoïdes ou autres substances assimilées, ainsi que des semences traitées avec ces produits. Rappelons que cette interdiction est formulée à l'article L 253-8 du code rural.

Il ne fait aucun doute que le texte de la loi Duplomb n'était pas à l'abri de la menace d'annulation par le Conseil constitutionnel. Celui-ci s'était déjà prononcé sur ce type de dérogation dans sa décision du 10 décembre 2020, à propos d'une loi dérogeant à l'interdiction dans le seul cas de la culture de la betterave sucrière. Le Conseil s'était alors appuyé sur le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, garanti par l'article 1er de la Charte de l'environnement. Il affirmait alors, pour la première fois, que ces dispositions ne pouvaient connaître de limitation que dans deux cas, soit par des exigences constitutionnelles, soit par un motif d'intérêt général proportionné à l'objectif poursuivi.

Il avait alors clairement affirmé que les néonicotinoïdes ont des incidences sur la biodiversité, en particulier pour les insectes pollinisateurs et les oiseaux, mais aussi pour l'homme car ils ont aussi des conséquences sur la qualité de l'eau et des sols. A l'époque, il avait tout de même accepté la dérogation, parce reposait sur des motifs d'intérêt général proportionnés à l'objectif poursuivi.

En effet, l'utilisation des néonicotinoïdes était alors cantonnée au traitement des betteraves sucrières dont la culture était à l'époque menacée gravement par différentes maladies. Elle était aussi limitée dans le temps et soumise à des conditions procédurales garantissant une mise en œuvre limitée et encadrant les usages des produits concernés, en excluant en particulier toute pulvérisation afin de limiter les risques de dispersion.

Dans le cas de la loi Duplomb, le Conseil reprend simplement les critères posés dans sa décision de 2020. Il admet volontiers le but d'intérêt général poursuivi par le texte, dès lors qu'il s'agit de permettre à certaines filières agricoles de faire face à de graves dangers menaçant les cultures. Mais il observe qu'aucune des autres conditions posées dans la décision de 2020 n'étaient remplies. La dérogation était en effet accordée à toutes les filières agricoles, y compris celles qui ne sont pas identifiées comme subissant une menace d'une gravité telle que la production serait compromise. Surtout, la dérogation n'était pas clairement accordée à titre transitoire, la période n'étant pas déterminée. En effet, les types d'usages autorisés n'étaient pas davantage précisés, ce qui n'interdisait pas la pulvérisation, procédé qui présente des risques élevés de dispersion des substances.

C'est donc l'absence de cadre juridique suffisant qui justifie l'annulation. Rien n'interdit donc au sénateur Duplomb de déposer une nouvelle proposition un peu mieux rédigée. Il déclare d'ailleurs envisager cette éventualité. Le problème est qu'il est beaucoup plus facile de tirer à boulets rouges sur le Conseil constitutionnel que de reconnaître la nécessité de prévoir un encadrement juridique de l'usage de produits dangereux et de l'écrire dans la loi. Mais nous entrons là dans un autre débat qui pose la question, toujours renouvelée, du poids des lobbies dans la rédaction des lois. 

 



mardi 5 août 2025

Les Invités de LLC - Montesquieu : De l'éducation dans le gouvernement républicain

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, nous ré-invitons Montesquieu, qui est déja intervenu à deux reprises sur LLC, avec quelques passages des Lettres Persanes. Cette fois, dans le Livre IV de l'Esprit des lois, il nous propose une réflexion sur le rôle de l'éducation dans le gouvernement républicain. 
 

MONTESQUIEU

De l'Esprit des lois

Livre IV, Chapitre 5

De l'éducation dans le gouvernement républicain 

1748

 

 


 

C’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation. La crainte des gouvernements despotiques naît d’elle-même parmi les menaces et les châtiments ; l’honneur des monarchies est favorisé par les passions, et les favorise à son tour : mais la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. 

On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières : elles ne sont que cette préférence. 

Cet amour est singulièrement affecté aux démocraties. Dans elles seules, le gouvernement est confié à chaque citoyen. Or, le gouvernement est comme toutes les choses du monde ; pour le conserver, il faut l’aimer. 

On n’a jamais ouï dire que les rois n’aimassent pas la monarchie, et que les despotes haïssent le despotisme. 

Tout dépend donc d’établir dans la république cet amour ; et c’est à l’inspirer que l’éducation doit être « attentive. Mais, pour que les enfants puissent l'avoir, il y a un moyen sûr ; c'est que les pères l'aient eux-mêmes. 

On est ordinairement le maître de donner à ses enfants ses connaissances ; on l'est encore plus de leur donner ses passions. 

Si cela n'arrive pas, c'est que ce qui a été fait dans la maison paternelle est détruit par les impressions du dehors. 

Ce n'est point le peuple naissant qui dégénère ; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus. 


samedi 2 août 2025

La civilité à la SNCF : Merci les Woke !


Le Conseil d'État affirme, dans un arrêt du 31 juillet 2025, que SNCF Connect ne peut imposer à ses clients, qui achètent un billet de train sur internet, de communiquer leur civilité. Immédiatement, certains commentateurs se sont élevés avec vigueur contre le wokisme du Conseil d'État, ajoutant qu'il devenait impossible de dire "Monsieur" ou "Madame" dans la conversation courante. 

S'ils consentaient à lire l'arrêt, ils seraient rapidement rassurés. Certes, le Conseil d'État était saisi par une association Mousse qui se présente sur son site comme "les justiciers du LGBPQI+". Mais à y regarder de plus près, l'association est accompagnée d'un avocat qui connaît le droit et qui invoque des arguments juridiques qui pourraient aussi bien être développés par n'importe quelle association d'usagers ou n'importe quel voyageur isolé. Concrètement l'association conteste la décision de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui avait écarté sa réclamation tendant à exiger de SNCF Connect la suppression de l'exigence de civilité. L'autorité indépendante estimait alors que cette exigence n'emportait aucune atteinte au RGPD. C'est donc cette décision de rejet qui a donné lieu à un recours devant le Conseil d'État, et l'association en obtient l'annulation.

La décision du Conseil d'État n'a rien de woke. Elle se borne à faire une stricte application du Règlement général de protection des données (RGPD), comme le lui demandait l'association requérante.

 

Finalité du fichier et minimisation des données

 

Le RGPD impose, comme la loi Informatique et Libertés de 1978 avant lui, que seules les données personnelles strictement nécessaires à la finalité du traitement peuvent être recueillies et conservées. Cette règle constitue la mise en oeuvre du principe de finalité qui signifie que les informations recueillies doivent être pertinentes par rapport à la finalité du traitement, et leur utilisation ultérieure compatible avec cette finalité. Si tel n’est pas le cas, un « détournement de finalité » est constitué. 

Lorsque le fichier est créé par décret, le Conseil d’État sanctionne donc le détournement de finalité constitué lorsque les données recueillies et conservées vont au-delà de celles qui sont strictement nécessaires à cette finalité. L'article 6 du RGPD évoque désormais un principe de minimisation des données, version un peu modernisée de la stricte nécessité traditionnelle. Quel que soit le terme employé, l'étendue du contrôle est identique. Dans une ordonnance du 6 juillet 2021, le juge des référés constate que les  données conservées pour permettre la gestion du passe sanitaire pendant l’épidémie de Covid étaient « limitées à ce qui est nécessaire au regard de la finalité du fichier".  

Dans le cas contraire, le détournement de finalité a pour conséquence l’illégalité du fichier. Dans un arrêt d’assemblée du 26 octobre 2011, le Conseil d’État censure ainsi le fichier Titres Électroniques Sécurisés (TES), qui autorisait le stockage d’empreintes digitales supplémentaires, inutiles pour sanctionner une usurpation d’identité, finalité officielle du fichier.  Dans une décision QPC du 22 mars 2012, le Conseil constitutionnel sanctionne pour le même motif la loi créant ce même fichier, car ses caractéristiques techniques « permettent son interrogation à d'autres fins que la vérification de l'identité d'une personne", particulièrement "à des fins de police administrative ou judiciaire". Derrière cette formulation, c’est encore le détournement de finalité qui est sanctionné, les données conservées n'étant pas strictement nécessaires à la finalité officielle du fichier. Considéré sous cet angle, le principe de minimisation des données conservées garantit que le traitement ne sera pas utilisé à d'autres fins que celles précisées lors de sa création.

L'arrêt rendu le 31 juillet 2025 n'est donc qu'une application de ce principe, et le Conseil d'État se borne finalement à une constatation de bon sens. Il n'est évidemment pas indispensable de faire savoir si l'on est "Monsieur" ou "Madame" pour acheter un billet de train. Ces informations ne sont pas strictement nécessaires à la finalité du fichier.

 


 Un homme et une femme. Nicole Croisille et Pierre Barouh. 1966

Archives de l'INA 

 

La question préjudicielle 


Avant de se prononcer, le Conseil d'État a tout de même saisi la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'une question préjudicielle, portant sur l'interprétation des articles 5, 6 et 21 du RGPD, c'est-à-dire les dispositions qui affirment les principes de finalité du traitement et de minimisation des données, ainsi que le droit de l'individu de s'opposer à ce que soient recueillies des données personnelles non indispensables.

Dans sa décision du 9 janvier 2025, la CJUE réaffirme le principe de minimisation des données, condition de la licéité d'un traitement de données à caractère personnel. Le RGPD dresse d'ailleurs une liste des cas dans lesquels un traitement est licite. Parmi eux figure celui dans lequel le fichier est indispensable à l'exécution d'un contrat. En l'espèce, il s'agit d'un contrat de transport et, pour se défendre, SNCF Connect invoque les trains de nuit, dans lesquels des compartiments couchettes sont réservés aux femmes seules. Sans doute, mais la CJUE observe que la civilité peut être demandée aux seuls acheteurs de billets dans ces trains, bien peu nombreux si l'on considère l'ensemble du trafic.

La CJUE écarte aussi cette analyse, parce qu'il n'est pas contesté que la civilité demandée a pour première finalité de personnaliser la communication commerciale. Sur ce plan, elle ne peut donc pas être présentée comme une nécessité pour l'exécution du contrat de transport. Elle lui est au contraire totalement extérieure. Dans sa décision du 31 juillet 2025, le Conseil d'État reprend exactement cette analyse et annule la décision de la CNIL. Cette dernière se trouve donc de nouveau saisie de l'affaire, et il lui appartiendra de déterminer si elle doit user de son pouvoir d'injonction et/ou de sanction pour faire cesser cette demande de civilité.

Considérer l'arrêt du 31 juillet 2025 comme un simple exemple de wokisme du Conseil d'État relève ainsi d'un véritable contresens. Si l'on consent à oublier un peu la question de l'exigence de civilité chère aux militants LGBTQ+, on s'aperçoit que le principe de minimisation est un instrument efficace de la protection des données personnelles. Seuls ceux qui n'ont jamais été agacés par les sites qui leurs demandent leur date de naissance pour vendre un ticket de cinéma oseront critiquer cette décision. Les autres se réjouiront d'une jurisprudence bien utile pour lutter contre l'exploitation commerciale de leurs données personnelles. 

 

 Le principe de finalité  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 5

 

 

mardi 29 juillet 2025

Le porno, c'est pas pour les enfants



Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 15 juillet 2025, refuse de suspendre l'exécution de l'arrêté du ministre de la Culture qui, le 26 février 2025. Il dresse la liste des services de diffusion en ligne et de partage de vidéos au contenu pornographique, désormais contraints de contrôler l'âge des utilisateurs. L'un d'entre eux, entreprise de droit chypriote, a choisi de contester cet arrêté, en invoquant à la fois une atteinte à sa situation économique et à la liberté d'expression des personnes majeures.


Le cadre juridique

 

Rappelons que l'exposition des mineurs à des contenus pornographiques est interdite par l'article 227-24 du code pénal, issu d'une loi du 22 juillet 1992. Par la suite, l’article 23 de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales a confié à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) une compétence de mise en demeure d’un service de communication au public ne respectant pas cette obligation pénale et de saisine du juge aux fins de blocage de ce site si ce dernier ne se conforme pas à cette mise en demeure. L’Arcom s'est efforcée d'exercer ces nouvelles compétences. Elle a mis en demeure treize sites, mais l'autorité se heurtait au problème récurrent de la vérification concrète de l'âge des utilisateurs.

La loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique (loi SREN) a donc imposé aux éditeurs et fournisseurs de services de mettre en place des systèmes de vérification de l’âge des utilisateurs. La mise en oeuvre de cette procédure est précisée par un référentiel établi par l'Autorité de régulation de la communication (Arcom). En outre, les pouvoirs de l'Arcom sont renforcés par une possibilité de blocage administratif des sites qui ne respecteraient pas leurs obligations dans ce domaine. L'arrêté contesté du ministre de la Culture vise à compléter le dispositif en listant directement les sites concernés.

 

L'influence des contentieux en cours

 

L'empilement des législations n'est pas sans conséquences, car des contentieux sont nés de la loi du 30 juillet 2020 et sont, en quelque sorte, venus polluer ceux issus de la loi de 2024. 

C'est ainsi qu'une question préjudicielle a été posée à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) par le Conseil d'État, dans un arrêt Société Webgroup Czech Republic et a. du 6 mars 2024. Elle porte sur la conformité du dispositif français à la directive du 8 juin 2000 sur la société de l'information tel qu'interprété par la CJUE dans sa décision du 9 novembre 2023, Google Ireland Limited, Meta Platforms Ireland Limited, Tik Tok Technology Limited c. KommAustria. Concrètement, la question posée est celle de savoir si le dispositif de mise en demeure peut s'appliquer à des entreprises établies dans d'autres États membre de l'Union européenne. La cour d'appel de Paris, le 7 mai 2025, a elle-même sursis à statuer sur la demande de blocage d'un site pornographique, c'est-à-dire sur une procédure fondée sur la loi récente de 2024, en attendant la réponse de la CJUE. 


 Calvin & Hobbes. Jim Watterson
 
Dans la présente affaire, en première instance, le tribunal administratif de Paris, le 16 juin 2025, a accepté de suspendre l'arrêté, attendant, lui aussi, le résultat de la question préjudicielle, estimant que la réponse aurait sans doute une incidence sur le contentieux. A ses yeux, l'existence même de cette question préjudicielle témoigne d'un doute sérieux sur la compatibilité de la procédure avec le droit de l'Union européenne. Un tel doute suffit à caractériser à lui seul à la fois la situation d'urgence et le doute sérieux sur la légalité de la procédure. En d'autres termes, il est urgent d'attendre.

C'est précisément ce que refuse le Conseil d'État, saisi d'un pourvoi en cassation déposé conjointement par les ministres de la Culture et de l'économie numérique. Écartant l'analyse du juge des référés du tribunal administratif, il rejette, pour défaut d’urgence, la demande de suspension.

 

Desserrer l'étau de la question préjudicielle

 


Il est vrai que les deux moyens articulés par l'entreprise ne semblaient guère convaincants. Elle invoquait
d'abord l'atteinte portée à sa situation économique par la nouvelle contrainte qui lui était imposée de vérifier l'âge des internautes. Mais le Conseil d'État fait remarquer que la société n'apporte aucun élément concret permettant d'établir un quelconque préjudice causé à la société. Celle-ci estimait ensuite que l'application de l'arrêté empêcherait la diffusion de contenus pornographiques auprès de personnes majeures ayant parfaitement le droit d'y accéder. Mais le Conseil d'État note qu'il s'agit seulement de vérifier l'âge des personnes, précisément pour permettre aux majeurs, et à eux seuls, de consulter ces sites. On ne peut donc relever dans ces législation qui ne concerne que les enfants aucune atteinte à la liberté d'expression ou à la vie privée des adultes. L'intérêt public, en l'espèce la protection des mineurs, justifie ainsi une mesure qui ne porte pas vraiment atteinte aux droits et libertés des majeurs.

Derrière cette décision, évidemment satisfaisante au regard de la protection des enfants, apparaît une autre préoccupation. Le Conseil d'État sanctionne la décision du juge des référés du tribunal administratif pour erreur de droit. Il refuse en effet de considérer, et il l'exprime très clairement, que le critère de l'urgence ne peut reposer sur la seule circonstance qu'un doute, concrétisé par une question préjudicielle, existe sur la conformité de la loi française au droit de l'Union européenne. La question préjudicielle pourrait alors devenir un outil purement dilatoire, la suspension d'un acte par la procédure de référé devenant alors plus ou moins automatique. A cet égard, la décision du 15 juillet 2025 s'inscrit dans un mouvement plus général par lequel les juges français affirment leur autonomie à l'égard du droit de l'Union.