Jean-Noël LUC
Sainte-Soline
"Les gendarmes mobiles sont-ils devenus
des policiers comme les autres ?"
Cette interrogation d’un internaute résume l’une des réactions aux révélations de Médiapart et de Libération, le 5 novembre 2025, sur le comportement de certains gendarmes mobiles à Sainte-Soline, le 25 mars 2023 : une surprise mêlée de réprobation.
La « Mobile », un acteur reconnu de la régulation du maintien de l’ordre depuis les années 1920
La démocratisation de la République, à partir des années 1880, conduit à ménager le citoyen mécontent. Après les initiatives du préfet de police Louis Lépine pour encadrer l’usage de la force, une gendarmerie mobile (GM) est organisée à partir de 1917. L’expérience du nouveau corps permet d’élaborer, en 1930, une instruction soucieuse d’éviter « les conflits brutaux et sanglants » grâce à l’autocontrainte – « quels que soient les événements, [les gendarmes] conservent leur calme et leur sang-froid » – et à l’adaptation de la riposte à l’intensité des troubles. Au cours des grèves du Nord, la même année, la GM gère la contestation de masse sans l’aide de la troupe ni bavures.
Au début du XXIe siècle, des rapports officiels opposent la retenue de la GM et des CRS aux débordements des unités d’intervention et des BAC. En 2020, des sociologues relèvent la meilleure « maîtrise de la force » par les gendarmes mobiles, mieux formés, mieux encadrés et plus disciplinés.
BO "Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil". 1972
Sainte-Soline, le 25 mars 2023 :
des « manquements à la déontologie »
Ce jour-là, des opposants aux méga-bassines tentent de s’introduire illégalement dans un chantier gardé par des gendarmes mobiles. Enregistrés par leurs caméras-piétons, les actes et les propos de certains de ces militaires – qu’il faudrait pouvoir dénombrer – sortent du cadre réglementaire. Aux tirs tendus de grenades ordonnés par des gradés, dangereux pour les manifestants, dont certains ont été sérieusement blessés, s’ajoutent des injures (« pue-la-pisse », « chiens »), la jubilation de pouvoir mutiler des contestataires (« Je compte plus les mecs qu’on a éborgnés. Un vrai kif ») et des injonctions à les éliminer (« t’en crèves deux-trois, ça calme les autres »).
La publication de ces enregistrements confirme le rôle essentiel des médias, dès le XIXe siècle, pour documenter des comportements abusifs passés sous silence, niés ou minimisés par les autorités. Si les lignes éditoriales des deux journaux ont influencé la sélection, les faits restent avérés. Tous les chercheurs aimeraient disposer d’un tel matériau, qui révèle les gestes, la parole et l’état d’esprit des agents dans le feu de l’action, jusqu’à leurs doutes sur la protection d’« un putain de trou qui appartient même pas à l’État ».
Le tir tendu contrevient aux consignes de régulation répétées depuis l’instruction de 1930, qui prescrivait d’éviter « tout ce qui pourrait être interprété comme une provocation, un acte de brutalité, un abus de pouvoir ». L’affaire de Sainte-Soline infirme, en plus, la réputation des gendarmes mobiles, dont Le Monde signalait l’exemplarité en constatant que 5% de leurs tirs, entre 2016 et 2021, étaient effectués à moins de 30 degrés, contre 27% pour les policiers.
La stigmatisation des contestations est un procédé ancien pour les discréditer : "barbares" des faubourgs au XIXe siècle, "populace" de la Belle Époque, les "ennemis de l'intérieur" des Trente Glorieuses. En 2022, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin criminalise l'action des écologistes radicaux en les accusant d'"écoterrorisme". En 2023, la veille de la manifestation, il dramatise la situation en annonçant une "mobilisation de (...) ceux qui veulent s'en prendre aux gendarmes et peut-être (les) tuer". Les agressions des agents de l'ordre par des manifestants armés (lance-pierres, mortiers d'artifice, cocktails Molotov) sont connues. Mais on sait aussi, à travers les exemples opposés des deux préfets de police, Maurice Papon et Maurice Grimaux, que la parole des responsables de l'institution policières peut favoriser ou freiner les pulsions belliqueuses de certains de ses membres, dont l'usage irrégulier de la force.
Réguler la police des foules :
un processus discontinu mais toujours nécessaire
La pacification tendancielle du maintien de l’ordre depuis la fin du XIXe siècle n’est ni générale, l’Outre-Mer faisant souvent exception, ni linéaire, ni définitive. Les mutilations de manifestants depuis les années 2000, plus nombreuses en France que dans d’autres démocraties européennes, révèlent, une « brutalisation » provoquée par l’intervention d’unités de police urbaines connues pour leurs excès et un recours accru aux interpellations, au LBD et aux grenades explosives.
L’approche historique souligne les effets de la violence, réactive ou proactive, des protestataires : grévistes de 1920, militants de l’Action française et communistes – que l’un de leurs journaux invite à « crever les flics » – de l’Entre-deux-guerres, agriculteurs et sidérurgistes des années 1950-1980, etc. Aujourd’hui, les attaques délibérées des activistes radicaux contre les agents de l’ordre, pour des raisons idéologiques, contribuent également à élever le niveau de l’usage de la force. Cette interaction éclaire le contexte de Sainte-Soline, qui ne doit être ni passé sous silence ni instrumentalisé pour justifier les comportements de certains gendarmes. L’armement intermédiaire limité des escadrons n’a pas permis d’y maintenir à distance les opposants extrémistes, équipés pour en découdre et capables de manœuvrer sur un site étendu. La confrontation rapprochée et violente était dès lors inévitable. Au total, 47 militaires et 100 à 200 manifestants ont été blessés.
L’histoire de la police des foules montre que le processus séculaire de professionnalisation n’a pas régulé immédiatement ni entièrement cette fonction. Des gendarmes mobiles ont commis des exactions (brutalités, tirs abusifs), notamment le 6 février 1934 à Paris, lors du « ratissage » du Cap Bon en Tunisie, en 1952, ou pendant des grèves aux Antilles, en 1952, 1961 et 1967. Des membres des CRS ont fait de même, par exemple en matraquant des manifestants assis par terre dans un Burger King des Champs-Élysées, le 1er décembre 2018. Il faut dire que certaines directives contredisent la doctrine. En 1951, le manuel d’un commissaire parisien prescrit de charger « sans demi-mesure ni précaution » et de « bannir tout ménagement ». Le 8 décembre 2018, la préfecture de police enjoint à une unité de CRS d’« y aller franchement, n’hésitez pas à percuter ceux qui sont à votre contact, à proximité […]. Ça fera réfléchir les suivants ». À l’inverse, des officiers de la GM et des CRS critiquent en interne, en 2019, des ordres du préfet Didier Lallement ou refusent parfois de charger des manifestants pacifiques.
Plusieurs facteurs ont freiné, et pour certains freinent encore, par moments, la régulation du maintien de l’ordre. D’abord, la prégnance d’une culture de la confrontation, le choix politique de la fermeté et les limites d’un contrôle exclusivement interne des agents. Interviennent également la perte de sang-froid (provoquée par la fatigue ou la colère) et l’agressivité (nourrie par le rejet de l’idéologie des contestataires, le racisme ou le sadisme), deux comportements favorisés par l’absence de formation.
C’est pourquoi la GM s’est dotée, à partir de 1977, d’un centre de perfectionnement, à Saint-Astier. Au début, les stagiaires ont critiqué certains cadres, plus âgés, dits « casques à pointe », qui poussent aux interventions musclées. Mais les enseignements ont évolué, en intégrant la déontologie dans le programme d’un centre devenu une référence internationale. Comment des bénéficiaires de cette formation ont-ils pu agir et parler comme ils l’ont fait à Sainte-Soline ? L’espacement des stages, triennaux et non plus biannuels, en raison du suremploi des escadrons, a-t-il contribué au manque de maîtrise de soi ? Une évolution du profil des recrues aurait-elle favorisé leur agentivité individuelle au détriment de l’acculturation professionnelle ?
L’histoire des opérations de maintien de l’ordre est nécessaire, qu’elles se déroulent sans incident – la majorité des cas depuis la fin du XIXe siècle – ou avec un usage de la force, régulier ou non. Cette histoire sert le savoir, la démocratie et la formation des agents en attirant l’attention sur les facteurs sociopolitiques, institutionnels et techniques favorables ou défavorables aux dérives.







